lara micheli
lara micheli
Née le 8 avril 1990 à Genève, Lara entreprend des études d’Histoire de l’Art à Paris. Après l’obtention d’une licence et un stage au département Photographique d’Artcurial, elle poursuit sa formation en suivant l’enseignement en ligne de l’International Center of Photography de New-York (2017-2021).
Le Polaroid s’impose comme une révélation en 2014 lors d’une série d’images de mode qu’on lui commande. Elle ne changera plus d’appareil et garde « cet outil » indispensable que devient pour elle le SX-70 pour développer ses projets photographiques personnels. Ses images ont fait l’objet de plusieurs publications (Artsper, Elle, Grazia, Fisheye, 1NSTANT, Le Point, Dedicate…).
EXTRASYSTOLES
lara micheli
du 1er au 30 avril 2022
Quand Lara Micheli m’informa qu’elle souhaitait donner pour titre à son exposition personnelle le nom énigmatique d’Extrasystoles, je fus perplexe. Après avoir imaginé la référence à un groupe punk aussi mythique que confidentiel, pensé au nom d’une amphétamine ou d’un acide, je dus bien avouer mon ignorance.
Et puis quel rapport avec les photographies que nous avions choisies ensemble et qui, bien loin de porter la trace de dérives noctambules, ou l’expression d’expériences psychédéliques, célébraient un bonheur familial en apparence parfait ? Je demandais à Lara de m’éclairer, ce qu’elle fit en me renvoyant par mail les explications suivantes :
« Ce mot compliqué désigne une chose assez banale : une sorte de coup dans la poitrine provoqué par un double battement du cœur, après une pause trop longue. On n’en meurt pas, mais la sensation surprend.
L’attente d’un battement qui ne vient pas est une expérience curieuse que j’ai faite un été. Sans raison apparente, alors que le soleil brillait et que la vie était douce ; je ne voyais pas ce qui pouvait provoquer cette intermittence cardiaque. La peur que tout s’arrête justement à ce moment précis de bonheur tranquille ? Puisque tout ne tient qu’à un battement de cœur… Ce bégaiement révélait peut-être des angoisses plus profondes, ressurgies du passé. Cette série d’images prises au Polaroïd illustre les questions qui m’ont traversées à ce moment-là et me traversent encore, une envie de contempler et saisir la vie entre deux accélérations du pouls ».
C’est donc au filtre de cette anomalie (cardiaque), qu’il faut regarder les photographies de Lara, et ressentir ce qu’elles nous livrent.
Prises au Polaroid, ces images qui s’inscrivent dans la longue tradition de photographie de famille, semblent décliner des instantanés de bonheur. On y voit l’artiste, ses enfants, son conjoint ; la famille réduite à son expression nucléaire.
La lumière dorée, les surexpositions, les contours floutés, les ombres portées, renforcent ce sentiment élégiaque de temps suspendu. L’amour profond de la photographe pour son sujet est palpable et pourtant distancié du réel.
Lara Micheli maîtrise parfaitement les contraintes et les possibilités offertes par son appareil SX-70. Contraintes de lumières ou de cadrages, contraintes liées à l’impossibilité de retoucher les images, mais aussi aptitude à établir une connivence intime avec le modèle, et à piéger le spectateur dans un état de mélancolie intemporel. Une fois l’image prise, elle va la scanner et en faire des tirages à l’échelle qui lui semble juste, en conservant les imperfections.
Mais d’où vient alors le sentiment de tension grandissante, l’inquiétude qui progressivement se diffuse ? Certainement du fait que ces images ne sont pas uniquement l’expression esthétique d’un moment de félicité personnel (celui d’une femme, d’une épouse, d’une mère comblée) mais bien de la mise en lumière d’une préoccupation universelle.
Chacune des photographies de l’exposition entraîne une suspension, évoque une absence, et met le spectateur en état d’apnée. Il est amené à éprouver physiquement cette pause trop longue entre deux battements de cœur, et ce sentiment fulgurant que tout peut nous être ravi.
Le triptyque « Portrait bleu » est certainement l’œuvre qui illustre le plus littéralement cet état. On y découvre des portraits d’homme et d’enfant. Leurs corps sont manifestement immergés, et seuls leurs visages saisis en contre plongée par l’objectif, affleurent à la surface de l’eau trouble. L’homme a les yeux fermés d’un sommeil profond ; l’enfant semble nous défier de son regard qui nous transperce. Ces deux photographies encadrent le corps d’un enfant bouche ouverte, flottant dans la lumière irréelle et brûlée d’une seconde suspendue.
Il y a bien sûr une dimension mystique dans ce triptyque et on ne peut s’empêcher de penser à l’utilisation de l’eau dans l’œuvre de Bill Viola. On devine des références chrétiennes au baptême, à la mort, et à la rédemption. On ressent surtout la douleur brutale qui peut nous traverser à l’idée de perdre ceux que l’on aime. Mais à force de redouter l’instant de basculement on risque bel et bien de précipiter l’inévitable, afin peut- être de mettre un terme à cette attente insoutenable ?
C’est une similaire ambiguïté qui nous fait nous interroger sur le sens des deux photographies intitulées « Premier Soleil ». Ces deux portraits des enfants de l’artiste se donnent à voir comme l’élégie d’un début du printemps, une promesse de renouveau, un hommage à l’enfance.
Mais élégie signifie étymologiquement « chant de mort ». Ainsi le garçon nous tourne le dos, et la fillette semble se protéger d’une pluie lumineuse acide.
De manière plus évidente encore, la mort est mise en scène dans la série « Omnia Vanitas » où des morceaux de corps nus sont présentés en contrepoint de photographies d’enfants jouant à la plage. En y regardant de plus près, le spectateur découvre que le jeu consiste à s’affairer avec curiosité autour du cadavre en décomposition d’un dauphin échoué sur le sable, et à toucher du doigt la mort. Par contamination, le corps pourtant rayonnant de jeunesse se sait irrémédiablement condamné.
Il y a bien urgence à profiter du temps qui nous est donné ou plutôt à saisir celui qu’il nous reste, comme le souligne justement la série « Post Scriptum ». Ici, l’écriture inquiète prend le dessus sur l’image d’apparente banalité du quotidien pour y superposer un message comme un SOS : « Mama needs a xanax » « Before we crash in the sun ».
On le comprend vite, le travail de Lara Micheli va bien au-delà du journal intime ou du portrait de famille.
Avec pudeur, l’artiste, tant par sa maîtrise technique que par la force introspective de sa sensibilité, touche à une forme de grâce métaphysique et se rapproche de l’œuvre de la grande photographe Sally Mann qu’elle admire profondément.
Faut-il rappeler que le mari de Sally souffrait d’une dystrophie musculaire qui impactait son rythme cardiaque et qui inspira à la photographe la série Ponder Heart (2009).
Pour conclure on aimerait pouvoir dire à Lara que son combat n’est pas vain, et qu’à travers ses photographies elle nous rappelle cette strophe extraite des Cantos d’Ezra Pound :
« Ce que tu aimes bien demeure
Le reste n’est que cendre
Ce que tu aimes bien ne te sera pas arraché »
Philippe Zagouri